Sign Up
Sign Up
Beaucoup pensent que Bitcoin est la première cryptomonnaie et qu’elle est apparue de manière spontanée de l’esprit de Satoshi Nakamoto, son créateur. Mais en réalité, il s'agit plutôt de l'aboutissement de décennies de recherches et d'expérimentations. Bitcoin est ainsi venu englober et perfectionner des concepts très variés issus de domaines différents, comme la cryptographie, le crédit décentralisé, les monnaies numériques natives d'Internet, les systèmes de monnaies privées, anonymes, décentralisées, et même les tentatives d'or numérique, pour finalement proposer une solution unique et surtout fonctionnelle.
Dans cet article, je vous propose de revenir sur cette histoire avant l’arrivée de Bitcoin pour comprendre pourquoi la création de Satoshi Nakamoto n’est pas la première cryptomonnaie.
En 1983, le cryptographe David Chaum présente eCash, un système de monnaie numérique conçu pour garantir la confidentialité des transactions. À l'époque, Chaum cherchait à résoudre le problème du suivi des paiements électroniques en utilisant les signatures aveugles, un algorithme dont il est également l’inventeur.
ECash permettait aux utilisateurs d'effectuer des paiements confidentiels tout en empêchant la double dépense. En 1989, David Chaum fonde la société DigiCash pour mettre en œuvre cette technologie.
ECash partage certains objectifs avec Bitcoin, notamment l'idée d’apporter à Internet le concept d’argent liquide (cash). Comme vous le savez sûrement, le titre du White Paper de Bitcoin est : « Bitcoin : un système de cash électronique pair-à-pair ». Cependant, l’invention de Chaum se distingue par un point fondamental : elle reposait sur une autorité centrale, généralement une banque, pour l'émission et la gestion de la monnaie. Ce modèle centralisé n’est pas celui de Bitcoin, qui élimine tout besoin d'intermédiaire pour fonctionner. Néanmoins, eCash a joué un rôle très important dans l'histoire de Bitcoin. Il a permis l'émergence de systèmes de monnaie numérique privée et a grandement inspiré les Cypherpunks qui ont fait de la création de la monnaie d’Internet l'une de leurs priorités.
L'horodatage, ou « timestamp » en anglais, est un mécanisme qui consiste à associer un repère temporel précis à un événement, une donnée ou un message. En 1991, les chercheurs Stuart Haber et W. Scott Stornetta ont développé une technologie permettant d'horodater des documents numériques de manière sécurisée, afin de garantir leur intégrité dans le temps, tout en empêchant qu’ils soient antidatés ou postdatés.
Leur méthode consistait à passer le document dans une fonction de hachage cryptographique (qui est une fonction à sens unique) afin de préserver sa confidentialité. Puis, le service d’horodatage associe une date à cette empreinte et y ajoute le hachage du document précédent. Le tout est de nouveau haché puis signé pour être renvoyé au client.
Chaque document horodaté est donc lié au document précédent, ce qui implique que chaque modification frauduleuse du document ou de sa date après son horodatage viendrait casser toute la chaîne des documents et serait donc facilement trouvable. Ce concept de chaînage des hachages est considéré comme une forme primitive de ce qui deviendra plus tard la blockchain de Bitcoin.
Bien que le travail d’Haber de Stornetta ne portait pas sur une monnaie numérique, il a introduit une idée clé : celle d'une chaîne de blocs interconnectés, rendant toute modification évidente. Et c’est justement ce concept qui sera repris plus tard pour résoudre un problème majeur sur les monnaies numériques décentralisées : la double dépense. En utilisant une blockchain pour horodater toutes les transactions, on peut faire en sorte que tous les participants se mettent d’accord sur un historique commun. Ainsi, le destinataire d’une transaction peut avoir la preuve que c’est bien la première transaction qui dépense ces pièces.
➤ En savoir plus sur la construction des blocs dans la blockchain Bitcoin.
E-gold est un système de monnaie privée créé en 1996 par Douglas Jackson et Barry Downey. Les unités de monnaie numériques qui circulaient sur ce système étaient adossées à des réserves physiques d'or. Son principe était de permettre aux utilisateurs de réaliser des transferts instantanés de propriété d'or et d’autres métaux précieux à travers Internet.
E-gold répondait clairement à un besoin des consommateurs. En 2006, il traitait parfois jusqu'à plus de 70 000 transactions par jour, ce qui équivaut au volume de transactions de Bitcoin en 2014. Cependant, la plateforme a été fermée en 2007 après une enquête du Secret Service américain, qui, en plus d’assurer la protection du président des États-Unis, est également chargé de la lutte contre le faux-monnayage.
D'autres initiatives similaires ont émergé, comme Liberty Reserve, fondé en 2006 par Arthur Budovsky. Ce service de monnaie numérique permettait de faire des paiements anonymes. Toutefois, son modèle centralisé a également causé sa perte, le service ayant été fermé en 2013 pour des raisons légales. Ces échecs successifs de monnaies numériques privées ont sans doute renforcé la détermination à développer un système décentralisé, libre de toute autorité centrale, et donc insaisissable par les États.
En 1997, le cryptographe Adam Back présente HashCash, un système de preuve de travail conçu pour lutter contre le spam par e-mail et les attaques par déni de service.
Ce processus nécessite que les expéditeurs exécutent un travail de calcul, consistant à trouver une collision partielle sur une fonction de hachage, pour générer une valeur conforme à des critères spécifiques avant l'envoi d'un e-mail. Produire cette preuve est coûteux en temps et en énergie pour l'expéditeur, mais sa vérification par le destinataire est rapide et facile. Ce système est particulièrement intéressant dans la lutte contre le spam, car il est peu contraignant pour les utilisateurs légitimes, mais il impose un coût significatif en temps et en énergie pour l'envoi massif d'e-mails, ce qui en diminue l'intérêt économique pour les spammeurs.
HashCash n'était pas une cryptomonnaie, mais il a été rapidement repris par des Cypherpunks qui recherchaient des moyens de créer une monnaie électronique anonyme sans intermédiaire. La contribution d'Adam Back a notamment introduit la notion de rareté numérique et a ouvert la voie à l’utilisation de la preuve de travail dans plusieurs projets de monnaie numérique avant Bitcoin.
Dans Bitcoin, la preuve de travail est utilisée avec le serveur d’horodatage pour sécuriser l'historique des transactions en les rendant de plus en plus difficiles à modifier. Elle est également utilisée dans le mécanisme de consensus pour déterminer qui peut publier de nouveaux blocs, en fournissant une solution anonyme et résistante aux attaques Sybil.
Le cryptographe Wei Dai sera le premier à s'emparer de l’invention d’Adam Back et de l’adapter à un système de cryptomonnaie. En 1998, il présente b-money, un concept de monnaie électronique décentralisée. Dans ce système, chaque utilisateur est identifié par des clés publiques et signe ses transactions avec sa clé privée. Les unités monétaires de b-money étaient générées via un mécanisme hybride avec de la preuve de travail et un sous-jacent constitué d'un panier de différentes marchandises, ce qui fait de b-money un ancêtre des stablecoins.
Le projet de Wei Dai n’a jamais dépassé le stade de concept, mais il est possible qu'il ait influencé Satoshi Nakamoto. Ce dernier a, en effet, cité b-money dans le White Paper de Bitcoin et a même échangé 2 e-mails avec Wei Dai. Dans le premier, envoyé en août 2008, il lui a demandé des informations sur b-money pour le citer dans le White Paper de Bitcoin. Dans le second, envoyé en janvier 2009, il lui a annoncé le lancement de Bitcoin. C’est d’ailleurs Adam Back qui a conseillé à Satoshi de prendre contact avec Wei Dai après avoir remarqué des similitudes entre les deux concepts.
Bit Gold est un concept de monnaie numérique décentralisée conçu par Nick Szabo, à peu près à la même période que b-money, c’est-à-dire en 1998. Ce concept sera ensuite décrit publiquement en 2005.
Bit Gold ne reposait pas sur des biens physiques sous-jacents, mais sur une rareté numérique générée par une création monétaire à travers la preuve de travail. Les unités de Bit Gold étaient obtenues grâce à la puissance de calcul, chaque preuve de travail étant ensuite horodatée et ajoutée à un registre de propriété public, ou les utilisateurs étaient identifiés par des clés cryptographiques.
Bien que Bit Gold soit l'un des précurseurs conceptuels de Bitcoin, tout comme b-money, il n'a jamais été mis en œuvre. Par ailleurs, Satoshi ne semblait pas connaître l’invention de Nick Szabo en 2008. Il n’en a fait mention que plus tard sur BitcoinTalk. Aussi, Nick Szabo envisageait plutôt Bit Gold comme un système de monnaie de réserve sans permission pouvant servir de couche de base pour développer des banques libres.
RPoW pour « Reusable Proofs-of-Work » est un système de monnaie électronique conçu par Hal Finney en 2004 qui s'appuyait une nouvelle fois sur le protocole HashCash d’Adam Back pour générer des jetons. Les preuves de travail réutilisables pouvaient ensuite être transférées via un serveur central pour vérifier les transactions.
Contrairement à Bit Gold et b-money, RPoW a été effectivement mis en œuvre, mais il comportait plusieurs faiblesses. Tout d’abord, il dépendait d'un serveur central, ce qui le rendait très vulnérable. De plus, sa politique monétaire était inflationniste du fait de l'augmentation de la puissance de minage. Satoshi a résolu ces problèmes sur Bitcoin en adoptant un mécanisme de consensus distribué qui élimine le besoin d'une autorité centrale, et a introduit un ajustement périodique de la difficulté de minage, afin de maintenir une émission de pièces constante malgré l'augmentation du hashrate.
RPoW était assez proche des principes ensuite établis par Satoshi Nakamoto, mais il semble que ce dernier ne connaissait pas cette invention en 2008. Il n’en parlera que plus tard en 2009 dans un e-mail envoyé à Martti Malmi.
➤ Découvrez pourquoi Bitcoin pourrait s’arrêter en 2106.
Bitcoin n’est donc pas apparu de nulle part. Il est le fruit de plusieurs décennies de recherches dispersées à travers divers domaines.
Des tentatives de création de cryptomonnaies, comme eCash, B-money, Bit Gold, RPoW et les monnaies numériques privées, ont posé les fondations de nombreux principes plus tard intégrés dans Bitcoin. Cependant, ces initiatives ont échoué à cause de leur dépendance à des autorités centrales ou de contraintes techniques. Satoshi Nakamoto a su surpasser ces limites en créant un système de cash électronique entièrement pair-à-pair.
Bitcoin découle aussi de détournements d’algorithmes cryptographiques de leurs applications initiales. Nous avons évoqué HashCash et les systèmes d'horodatage, qui forment aujourd'hui le cœur de Bitcoin. Bien que je n’en aie pas parlé dans cet article, l'invention de la cryptographie asymétrique en 1976 par Whitfield Diffie et Martin Hellman a évidemment joué un rôle crucial. Cette invention a permis l’émergence de la cryptographie moderne, un outil sans lequel Bitcoin et ses prédécesseurs n'auraient probablement jamais vu le jour.
Pour approfondir ce sujet de l’histoire de Bitcoin, je vous recommande de lire l’ouvrage L'Élégance de Bitcoin : Histoire, enjeux et principes de Ludovic Lars dont je me suis en partie servi pour rédiger cet article.